Pluralisme religieux et arts de la performance
Bourse IRASEC
Étude des pratiques syncrétiques de l’islam javanais au sein du théâtre masqué wayang topèng à Java Centre
Clara GILBERT
Bourse de terrain 2019 de l’IRASEC
Bourse Louise Beyrand - Olivier Toussaint (Fondation Arts et Ouvrage)
Le présent rapport rend compte d’une mission de huit mois réalisée à Java Centre (Indonésie) du 6 janvier 2020 au 12 août 2020. Financée par l’Institut de Recherche sur l’Asie du Sud-Est Contemporaine (IRASEC) en 2019, elle entrait dans le cadre d’une recherche doctorale en anthropologie menée à l’EHESS, portant sur les interrelations entre conduites esthétiques et pratiques religieuses au sein du théâtre masqué et dansé wayang topèng à Java Centre. L’essentiel du travail de terrain reposait sur l’observation de répétitions et représentations de théâtre masqué et dansé wayang topèng, à laquelle était associée des entretiens avec les membres de groupes d’artistes établis dans les localités de Yogyakarta, Klaten et Gunung Kidul. Cette enquête était articulée avec un travail bibliographique, notamment au centre EFEO de Jakarta.
D’autres activités, telles que la participation à deux séminaires internationaux[#Note1">[1] et la collaboration[#Note2">[2] avec l’université indonésienne UIN Sunan Kalijaga sont venues enrichir l’étude menée.
Méthodologie
La recherche envisagée reposait sur un travail d’immersion dans des communautés de danseurs rattachées respectivement au palais royal de Yogyakarta, au district de Gunung Kidul (au Sud-Est de la ville dans les villages de Janggala, Semanu et Bobung), ainsi qu’au district de Klaten (Nord-Est de Yogyakarta). L’étude était fondée sur une méthodologie mêlant des entretiens semi-directifs avec des danseurs, conteurs (dalang), fabricants de masques et un apprentissage de la danse javanaise dans différents cadres de transmission. Ce travail était complété par une observation de représentations et de répétitions de théâtre masqué et dansé.
Entretiens
En réalisant un grand nombre d’entretiens avec plusieurs catégories d’informateurs (danseurs, élèves, professeurs, universitaires, conteurs (dalang), fabricants de masque), mon objectif était de récolter et confronter des discours sur la pratique contemporaine du théâtre masqué et dansé wayang topèng. Il s’agissait de comprendre la transformation et la réactualisation de la pratique à l’ère moderne tout en étudiant le processus de transmission des savoirs et de la science (ngelmu en javanais) composant le théâtre masqué. Ce travail a été effectué principalement de janvier à mars 2020. Les entretiens menés lors du développement de la pandémie à Java (mars-juin) et durant la période de déconfinement qui a suivi (juin-août) abordaient principalement les pratiques mystiques spirituelles et philosophiques revendiquées comme proprement « javanaises » (ilmu jawa ou kejawèn en javanais) qui nourrissent la pratique du théâtre wayang topèng.
Les entretiens étaient effectués avec des danseurs des communautés rattachées au palais royal de Yogyakarta, ainsi que celles des localités situées en périphérie de Yogyakarta. J’ai eu la possibilité de rencontrer les membres de deux groupes de danseurs : l’un appartenant au district de Klaten, et l’autre au village de Janggala (Korang Dwet, Wonosari, Gunung Kidul). Cette étude, initiée début février, n’a pu être menée à son terme. En effet, mi-mars, afin d’enrayer la propagation du Corona virus, la majorité des provinces et districts ont été interdits d’accès.
Activités artistiques
Mon étude du théâtre wayang topèng était soutenue par un apprentissage de la danse et un travail d’immersion au sein des communautés de danseurs concernées. De février à mi-mars, j’ai suivi des cours de danse au sein d’un atelier de danse (sanggar en javanais), associé au palais royal. De mi-juin à août, j’ai pu continuer mon apprentissage dans le cadre de cours particuliers.
Ce travail était enrichi par une participation à des représentations de danse et de théâtre masqué dans différents contextes (festivals, répétitions, spectacles, autres évènements) urbains et villageois. De février à mars, j’ai pu assister à plusieurs répétitions de danse, données au centre Ndalem Pujokusuman, à l’atelier Kreba Beksa Wirama, ainsi qu’au palais royal de Yogyakarta.
De mars à août 2020, en contexte de pandémie, les représentations de danse et de théâtre d’ombre wayang kulit ont fait l’objet d’une retransmission en ligne, en temps réel. Je me suis ainsi intéressée aux transformations du mode de représentation et de diffusion de la danse et tout particulièrement des différents évènements liés au théâtre masqué.
J’ai également eu l’opportunité d’assister, mi-juillet, à trois représentations de théâtre d’ombre wayang kulit, données par le conteur-marionnettiste (Dalang en javanais), Ki Seno. Celles-ci étaient destinées à une diffusion en ligne en direct, en raison de la période de pandémie. De plus, la participation à des rituels s’inscrivant dans les pratiques javanaises kejawèn, est venue soutenir mon étude.
Terrain et pandémie du Covid-19
De mi-mars à début juillet 2020, la fermeture des lieux publics, l’annulation de tous les rituels et évènements artistiques, l’interdiction d’accès à certaines zones, le gel des activités collectives ainsi que l’impératif de confinement, appelaient à une nécessaire réorientation des objectifs de recherche envisagés. J’ai ainsi fait le choix de m’intéresser davantage aux discours et au contenu de transmission orale, plutôt qu’à la pratique même de la danse.
La diffusion des évènements artistiques en ligne offraient également un nouveau champ d’étude, virtuel, à analyser, en tant qu’adaptation des modes de diffusion et de représentation artistiques à la situation de pandémie.
Les données recueillies au cours de cette première mission se doivent cependant d’être complétées par un second travail de terrain, en immersion, ce qui ne peut se faire avant la levée des mesures de prévention sanitaires en Indonésie.
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Au cours de ce terrain de huit mois, j’ai pu rendre compte de la pluralité des pratiques de théâtre wayang topèng subsistant aujourd’hui à Yogyakarta, et dans une moindre mesure, à Java Centre. Que cela soit le fait d’artistes indépendants, de danseurs rattachés au palais royal (abdidalem) ou de groupes héritiers d’une tradition lignagère, les conduites esthétiques racontant les épopées de Panji[3] font toujours l’objet d’une transmission, orale et dansée.
Les artistes interrogés insistent sur la transformation contemporaine des modes de représentation liés à l’intégration des productions artistiques dans l’économie de marché, ainsi qu’à une transformation culturelle liée à la montée de courants musulmans modernistes en Indonésie. Suivant les propos des informateurs concernés[4], une des conséquences directes de ces mutations, autant économiques que religieuses, est notamment la multiplication contemporaine de spectacles de divertissement (tontonan en javanais), venant se substituer aux anciennes modalités de représentation – une expérience théâtrale participative, mettant en forme et en acte une expérience d’apprentissage (tuntunan en javanais).
En réaction à ces mutations, les groupes d’artistes kejawèn se formant à Yogyakarta et dans les environs revendiquent fermement une « culture » javanaise (budaya jawa en indonésien), englobant croyances, philosophie, formes esthétiques et appartenance identitaire. Autrement dit, les pratiques spirituelles kejawèn se maintiennent dans les communautés de danseurs, et leur transmission fait figure d’acte de résistance culturelle et identitaire dans le contexte de tensions sociales et religieuses qui animent l’Indonésie.
Il reste à étudier les nouvelles modalités de transmission de ce savoir javanais dans un contexte de mutation des sphères culturelles, politiques et économiques dans lesquelles évoluent les artistes. Une autre dimension, cruciale, qu’il convient également d’analyser, est le phénomène récent de patrimonialisation des manuscrits de Panji, du fait de leur inscription, en 2017, au Registre de la Mémoire du Monde de l’Unesco. Ceci engendre de nouvelles tensions dans les dynamiques de transmission, opposant conceptions endogènes et exogènes d’un contenu de savoir ainsi que les différents moyens d’en assurer la continuité dans le temps.
*[*1] Le wayang topèng, théâtre dansé et masqué, présent à Java, datant du xviiie siècle, a pour trame les histoires du prince Panji. Elles trouvent racine dans un épisode historique du royaume de Java, daté entre le xe et le xiiie siècle. Les récits relatent les aventures du prince légendaire Panji dans un contexte de conflit opposant le royaume de Janggala et celui de Kediri (milieu du xe - début du xiie siècle). Parfois qualifiés de « cycle » (Rassers, 1959), ces récits mythiques sont inspirés des actions du prince de Kediri et de la princesse de Janggala, Candra Kirana, au xiie siècle à Java Est. La diffusion de ces légendes s’est effectuée en Asie du Sud-Est jusqu’en Indonésie par le biais de l’indianisation, à travers un grand nombre de formes dramatiques dont la continuité est désormais bien établie de la péninsule jusqu’à Bali, en passant par Sumatra.
*[*2] Pak Pono, Pak Sudirman, Pak Mulyono, ibu Nana.
*[*3] Clara Gilbert, « Mask in European tradition », International Mask Festival, 20 juin 2020 [évènement en ligne] ; Clara Gilbert, « Mask tradition in France », International Festival on Mask of Global Society and the Dance of Maetro, 15 août 2020 [évènement en ligne].
*[*4] Cours de français : Initiation à la langue et à la culture française (février - juin 2020) ; et intervention lors d’un séminaire donné par la faculté Daw’ah Management (9 mars 2020).
2 octobre 2020